En ce sept cent quarante sixième jour de vie avec mon cancer je voudrais revenir sur les montagnes russes qu’ont été les 745 jours qui ont précédé. Inutile de paniquer je ne vais pas vous refaire la chronologie détaillée des évènements.
Vivre avec un cancer c’est un peu chevaucher un roller coaster chaque jour, des hauts des bas, des fois tu as la tête en bas, des fois tu planes au dessus des nuages.
Vivre avec un cancer c’est se positionner en permanence avec/ face/ contre les bien portants. Parfois tu les adores, tu les envies, tu les détestes, parfois tu voudrais juste revenir à ton état antérieur, rejoindre ce groupe là, celui qui n’épie pas le moindre symptôme. Revenir à la vie où tu n’étais pas prête à chevaucher les pensées les plus sombres de la récidive, du cancer secondaire, de la métastase qui aura ta peau, de celle qui broiera tes os, de la progression de l’infiltration de ton plexus. Ce plexus qui peut à tout moment t’infliger l’équivalent en douleurs de trois cures de taxotère simultanées ou d’une décharge de taser sur le sternum. Tu as l’idée? Je n’ai pas besoin de continuer à enfiler les métaphores ?
J’ai analysé cet état de crise cela ne change rien il est là. Il faut vivre avec comme pour le cancer.
Vivre avec un cancer et sans les seins ni prothèses c’est refuser de répondre à l’injonction de ” faites comme si tout allait bien”, l’air de rien enfilez vos prothèses dans votre soutifs, vos cheveux ont repoussé, l’air de rien ne dérangez pas l’ordre établi, l’air de rien laissez-nous croire que le monde n’est pas rempli de malades.
La cancéreuse qui a bonne mine comme moi, celle qui en revanche porte sagement ses seins en mousse ou en silicone, sous sa peau ou sous son pull, celle-là ne nous dérangera pas. Mais toi, toi qui refuse depuis le début de faire comme si tout allait bien, toi la cancéreuse indocile, tu nous fatigues!
Je me fatigue aussi d’ailleurs. Je me fatigue à résister, je me fatigue tellement que je suis épuisée. Chaque jour, toujours depuis 746 jours, parce qu’aujourd’hui aussi je suis épuisée. Je me fatigue à m’expliquer, à tenter de conserver une vie, je me fatigue à écrire, à me concentrer pour répondre aux questions , je me fatigue à chercher des réponses. Je me fatigue à interroger mes médecins. Je me fatigue à des choses simples qu’une femme de cinquante-cinq ans en bonne santé peut faire sans même esquisser un soupir de fin journée.
Vivre avec un cancer des seins et choisir de ne pas simuler ces derniers par le port de prothèse c’est aussi affirmer que tout a changé. Ce corps de femme qui était imparfait mais néanmoins le mien est devenu autre ( sur l’injonction de perfection merci d’utiliser photoshop, il n’y a aucune alternative) . Ce corps n’est ni un corps d’homme, ni un corps de femme complet, un corps neutre, un corps cicatrisé finalement, mais un corps différent. Les fabricants de prothèses, les associations de soutien aux malades, même le corps médical parfois, tous insistent sur le fait que rien n’a changé pour toi (en dehors du cancer). Ils ne te laissent pas souffler, pas intérioriser et analyser ce qui arrive. Tu ressors de chirurgie avec une paire de prothèse pour faire comme si-l’air de rien. Mais tu refuses et même à Cancerland les malades portant prothèses te jettent des regards noirs, désapprouvant ce signe que la maladie a gagné deux seins. Tu leur sapes le moral. Et finalement tu dis Fuck.
Bref 746 jours.
PS Dans l’exploration de Cancerland, la galaxie du cancer, telle Captain Kirk qui avait un équipage et un médecin de bord, j’ai rencontré pas mal de gens étranges qui pratiquaient des idiomes variés nécessitant un traducteur intégré ou qui étaient incompréhensibles. Je n’ai pas eu de compagnon d’exploration en dehors de mes proches, pas de Cancer buddy avec qui partager en fin connaisseur les expériences les plus formidables, les plus hilarantes, les plus surprenantes ou déprimantes de ce voyage au-delà de la galaxie des biens portants. J’ai bien quelques copines Hélène la crabahuteuse, Rachel et Martine. Oh je n’ai pas été seule ne vous méprenez pas, je m’en suis déjà expliquée ici, dans le livre et dans les médias. Bien entourée, très entourée. Je ne pensais pas avoir besoin d’un Cancer buddy.
Et puis, ce crétin de copain en bonne santé a été diagnostiqué. Un mélanome. Quatorze tumeurs au cerveau d’un coup, mieux qu’un Turkey au bowling. Je vous parlerai de lui une autre fois. Il vient de mourir, je ne sais pas encore comment parler de lui au passé. Il est mon Cancer buddy et il a signé sa feuille de jeu de fin de partie et je me retrouve sonnée par sa mort, bien moins que sa femme et sa fille pour qui il était bien plus qu’un cancer buddy. Bye Buddy !
Le vide laissé par quelqu’un n’est ni mesurable ni quantifiable en termes de plus ou moins, il est là, c’est vertigineusement tout.
C’est un très beau billet, vraiment très beau. Et très juste aussi sur le “faire comme si”, le “faire avec”.
Corps à apprivoiser, Manu, à aimer comme il est, à penser comme une victoire sur le cancer. Je ne peux qu’adhérer à ce que tu écris si bien. Quand le cancer s’est invité, quand le cancer a violé, quand le cancer a fait ses ravages, le corps est tout sauf le même. A nous de faire le chemin pour apprendre à vivre avec. Je t’embrasse et te remercie pour tes mots si justes.
Parfois (heureusement pas tous les jours non plus !), je suis si obnubilée par ma peur de mourir que j’en oublie que mes proches peuvent être touché par la mort en premier. Et cette réalité qui se confrontent à mes angoisses
est tout aussi brutale que déstabilisante.
Je ne trouverais certainement pas les mots pour vous réconforter ce soir (je ne tenterai donc pas un bon courage maladroit qui parfois en donne et parfois énerve plus qu’autre chose), mais sachez que les votre me font du bien. MERCI pour votre humour et votre perspicacité, qui font tant défaut aux scénarios écrits pour les cancéreux.