Quand tu dis cancer il y a ceux qui entendent Frau Blücher et il y a les autres, celles et ceux qui se souviennent d’un ou une amie, d’un père, d’un mère, d’un proche. Malades survivants ou morts d’un cancer.
Voici les mots que les lecteurs m’ont adressé, anonymes ou non à la suite de mon appel à texte : WRITE ON !
Je publierais au fur et à mesure les réponses toujours dans la catégorie Cancer et vous, vous aussi envoyez vos contributions
Raph :
Je viens d’une famille très marquée par le Cancer. Toutes les générations y sont passées ou y passent.
On ne compte plus les cancers de la prostate, du foie, du sein, de l’estomac. Autant dire que si La Ligue était cotée en Bourse, rien que ma famille permettrait aux actionnaires de vivre confortablement.
Pourtant, je n’y ai pas été confronté de suite. Au début, ces choses ne se racontaient pas aux plus jeunes. Puis l’âge aidant les langues ont commencé à se délier.
Je ne ferais pas le récapitulatif de qui et quoi, bien entendu, mais je ne peux m’empêcher de parler de mon père.
Mon père qui, n’ayant jamais eu plus d’une mauvaise grippe dans sa vie, s’est vu diagnostiquer la maladie alors qu’il venait à peine de faire valoir ses droits à la retraite.
Il en fut abattu. Découragé. Mais sa pudeur l’empêchait d’en parler. Le plus que je sais de cette période, c’est le nom des infirmières et des chauffeurs VSL qui s’occupaient de lui.
Mais cela a eu le mérite de nous rapprocher, car mutuellement, nous avons eu peur de nous perdre alors que nous venions de nous retrouver.
Aujourd’hui, alors que je sais que je suis l’un des prochains sur la liste, par suite d’hérédité, de tabagisme excessif et de fréquentes expositions aux radiations, je ne garde que l’image des gens de ma famille dignes, battants en apparence, et courageux.
Le crabe peut venir me pincer. Il est attendu.
“Je n’ai pas connu ma grand-mère elle est morte d’un cancer avant ma naissance à la fin des années cinquante, probablement un cancer du sein. Les métastases pulmonaires ont causé sa mort.”
“Irène est morte d’un cancer des ovaires, le chirurgien a ouvert et refermé, les métastases étaient partout, envahissant l’abdomen, aucune chance de traitement, a-t-il dit, c’était à la fin des années quatre-vingt. Le mot cancer n’a pas été prononcé devant elle, elle n’a jamais demandé ce qu’elle avait. En trois mois c’était fini, métastases aux poumons, épanchements de liquides et ponctions, soins palliatifs, morphine, on l’a aidé à mourir paisiblement.”
Anne :
Il faut d’abord que je te pose un peu le décor.
C’est un petit village de moyenne montagne, complètement détruit en 1944 par les Nazis, reconstruit à la va-comme-je-te-pousse, qui s’est pris pour une ville olympique en 1968, et qui a connu un déclin aussi fulgurant que fut sa brève heure de gloire quand BB vint y tourner un film…
Longtemps, n’y habitèrent que des paysans et quelques écolos avant l’heure à la recherche de grand air. Cependant la bulle immobilière aidant, les cadres et chercheurs bobos et sportifs de la grande ville toute proche sont venus en masse y habiter, doublant le nombre d’habitants en dix ans.Je suis arrivée ici il y dix-huit ans. Je venais, et mon mari aussi, d’une ville moyenne. Nous étions passés par deux capitales, Paris, et celle de notre région; de profession intellectuelle tous les deux, jeunes, invincibles, de parfaits bobos nous aussi.
Avec trois enfants en bas âge, pas de commerces, pas de mode de garde, pas de transports en commun, il ne m’a pas fallu longtemps avant de comprendre que je vivrais ici qu’en faisant marcher à fond la solidarité.
Au début, donc, t’as pas le choix. Faire cantine à la maison, aller chercher les courses de ta voisine ou le covoiturage, c’est une question de survie. Et puis le temps passe et tu demandes comment tu as pu vivre avant sans connaître ton voisin de palier.
Des liens se créent, forts, très forts. Ce réseau de voisinage devient rapidement un réseau d’amitié. Aussi au bout de quelques années c’est parfois plus dur d’intégrer des nouveaux dans le circuit.Elle, elle est arrivée un jour, avec son mari et ses deux enfants. Sa fille était en classe avec mon deuxième fils, son fils avec mon petit dernier.
Très vite, on les a vus partout, association de parents d’élèves, clubs de sport, covoiturage pour le collège. Son mari faisait de la randonnée à skis avec le mien. Je covoiturais avec elle et deux autres copines.
Il me paraissait évident que ces deux-là allaient s’intégrer aussi rapidement à notre réseau d’amis.
Pourtant, à chaque invitation lancée, elle opposait un refus. Son beau-fils venait, ou ses parents, ou il y avait une compétition de ski de fond, ou un entraînement…
Nous ne les croisions pas plus chez d’autres.Un soir que nous remontions seules toutes les deux du travail, alors qu’elle conduisait, dans cette intimité propre à l’habitacle d’une voiture, elle me fit la confidence suivante.
Elle était arrivée ici en rémission d’un cancer du sein qui avait eu le mauvais goût de récidiver juste après.
Elle m’expliqua sa fatigue, son incapacité à se créer des nouveaux liens alors que tout semblait impermanent autour d’elle.
Je restai un certain temps seule dépositaire de cette confidence.Puis le cancer l’obligeât à s’arrêter de travailler. Plus de covoiturage. Plus de bénévolat. Plus d’endroits où la croiser dans le village.
Tu as compris que, ici, ça marche en réseau.
Je l’ai donc poussée (obligée même) à faire appel à l’ADMR (Aide à Domicile en Milieu Rural). Pas facile. Elle ne voulait rien concéder à la maladie, pas même le droit de se reposer sur d’autres.
Je lui téléphonais. Pas souvent. Elle restait à distance, léchant ses plaies seule au fond de sa tanière.
Que faire? Comprendre ce besoin d’isolement et le respecter ou s’imposer?
Je prenais des nouvelles à distance, par son mari qui continuait la rando avec le mien, par ses enfants, par sa voisine qu’elle avait admis dans leur intimité.
Sa santé se dégradait. A chaque coup de fil cependant, elle disait que ça allait, que non elle ne voulait pas que je vienne.
Un jour, j’ai arrêter de tergiverser. J’y allée « au flan ». Sans m’annoncer, armée d’un prétexte oublié depuis, et d’un plat de petits gâteaux, je suis allée lui rendre visite. Allait-elle me recevoir, me repousser?
Ce fut le début d’une très belle amitié.J’ai renouvelé ces visites (pas assez fidèlement) le mercredi après-midi.
Au début, nous faisions un tour dans le chemin, puis dans le jardin seulement, puis sur la terrasse. On faisait semblant de croire que c’était la météo qui restreignait notre périmètre…
Elle faisait semblant de ne pas voir que je pliais le linge et donnais un coup de balai… Je faisais semblant de ne pas remarquer ses joues creusées, les bleus qui apparaissaient sur ses bras…
On a beaucoup ri. Un peu parlé. Pas mal fait semblant.On ne s’est pas dit au revoir. Pourtant quand elle m’a demandé de veiller sur ses enfants, on savait qu’on ne reverrait plus. Je lui ai promis. Et je n’ai pas pu tenir cette promesse jusqu’à présent.
On s’est quittées un mercredi. Elle est tombée dans le coma le jeudi et morte le samedi.
Ses obsèques ont eu lieu le mercredi. Un dernier mercredi avec elle.Le lundi suivant, mon fils aîné était emporté par une avalanche. Ce soir-là, je devais recevoir ses enfants et son mari à dîner…
Dans les prières que j’ai adressées, je suis sûre qu’elle a entendu celle où je lui demandais de prendre soin de mon enfant là-haut.
Il me reste à trouver la force un jour de renouer avec sa famille et de tenir ma promesse.Elle s’appelait Catherine et c’était mon amie.
Vous voulez participer, témoigner utilisez le formulaire ci-dessous:
Pierre avait 21 ans quand ils nous a quitté. Il a grandi quelques petites marches au-dessus de mes enfants, dans leur école de village, dans mon jardin, quand ses parents venaient y partager les petits bonheurs gargantuesques et bacchusiens si chers à nos coeurs d’angevins, chez lui, dans la même cour que les héros des contes du chat perché, puis il est parti à la ville découvrir la vie lycéenne, Baudelaire, Rimbaud, Hugo, les monstres de cette littérature qu’il n’a plus cessé alors de dévorer. Le cancer est venu lui rendre visite à l’aube de ses 16 ans. Doucement d’abord, comme un chat matois, par petite touche, comme un félin qui ne regarde la souris que comme un petit jouet négligeable mais distrayant. Puis il a fallu quitter la ville, revenir aux champs, puis au lit, puis à l’hôpital pour ne plus le quitter. Loin de l’insouciance de ces contemporains, toujours entre deux tortures, toujours entre deux espoirs. Les livres sont devenus ses professeurs, ses meilleurs amis. Le papier son confident. Il gravit, pugnace, le podium du bachelier émérite, puis, tout aussi brillamment, celui de la fac de lettres, sans jamais fouler le sol d’un campus. Je lui laisse la plume pour vous dire ce que le monde a perdu quand il nous a quitté :
(Poème inspiré par “Les scribes”, tableau de C. Lefèbvre)
“Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel
Dont la douceur parfumée chasse l’angoisse qui le ronge
Ô divine substance emmène-moi loin d’ici-bas
Guidé par ton odeur vers de charmants climats
Quand le soleil enfin paraît à l’horizon Ma vie, au loin, mon étrangère
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie.”
Pierre 19/01/1990 -14/03/2011
“En ce temps là j’étais en mon adolescence,
Les oiseaux mal habillés étaient de mon parti,
Celui des vagabonds de la ligne infinie. Comme mort je n’avais qu’un unique élément
La quête. La plus proche, la plus lointaine,
Steppe rouge beauté, horizon désertique,
Rejette les nues comme un voile inutile.
Le soleil se couche enfin sur le goudron brûlant,
Feu sur moi sur mon front projetant,
L’ombre maligne des enfants de seize ans.”
Pierre 19/01/1990 -14/03/2011
“J’implore. Que les esprits cessent de s’agiter et trouvent enfin la quiétude.
Que le cercle ait une fin.
Que cette fin prenne la forme d’une orgie grande, joyeuse et terriblement outrancière.
Puis que tout se referme sur l’obscurité.”
Pierre 19/01/1990 -14/03/2011
Et puis rajoute ces quelques lignes qu’il adorait. Celle d’un écrivain qu’il vénérait. Qui vivait, discret et sauvage, à deux pas de nos chaumières. Que l’amour d’une mère, toute aussi pugnace que son fils, a réussi à arracher de sa vie d’ermite pour une petite journée. Pour une journée passée près de Pierre…
« Il faut si peu pour vivre ici. De ce balcon où penche la montagne à l’heure où le soleil est plus jaune, il ne reste plus à choisir qu’à droite, la banquette ou l’herbe noircit sous les châtaigniers, à gauche la Viadène au loin déjà toute bleue. A mi-pente, la journée respire. De cette galerie ample et couverte où glisse la route de gravier rose au-dessus du Causse gris-perdrix, on voit mûrir très bas les ombres longues dans la lumière couleur de prune. Tout commande de faire halte à ce reposoir encore tempéré où la terre penche, pour respirer l’air luxueux de parc arrosé, la journée qui s’engrange dans les rais du miel et la chaleur de l’ambre, jusqu’à ce que l’oeil gorgé revienne à la route rose qui monte sous le soleil avant de tourner dans l’ombre d’un bois de sapins, et que ta main déjà fraîchisse avec le soir – ta main qui laisse filtrer le bruit plus clair du torrent, ta main qui me tend les colchiques de l’automne. Nous monterons plus haut. Là où, plus haut que tous les arbres, la terre nappée de basalte hausse et déplisse dans l’air bleu une paume immensément vide, à l’heure plus froide où tes pieds nus s’enfonceront dans la fourrure respirante, où tes cheveux secoueront dans le vent criblé d’étoiles l’odeur du foin sauvage, pendant que nous marcherons ainsi que sur la mer vers le phare de lave noire, par la terre nue comme une jument.
Liberté Grande, Julien Gracq