Un des problèmes des cancéreux et des autres malades chroniques réside aussi dans les mots qui les définissent, qui définissent leurs thérapies, leurs statuts. Ces mots peuvent être malheureux, mal choisis dans un lexique cancer qui peut être source de grande rigolade. La langue française est riche, mais comment dois-je définir mon statut actuel ? Je suis toujours cancéreuse puisque le cancer est toujours présent dans mon organisme, je suis en traitement, sous surveillance. Je ne suis pas en rémission bien que certains souhaiteraient que ce fut le cas et en aucun cas guérie. Une chose est sûre je suis fatiguée, épuisée, lessivée, morcelée, dégradée. Une blogueuse américaine atteinte d’un cancer des ovaires dit qu’elle est en maintenance, en réparation. Je pense que c’est le bon terme en maintenance : pas réparée, toujours cassée.
Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde écrivait Albert Camus, victime des platanes de la Nationale 6 il y a 55 ans. Une mort stupide disent ses biographes, parce qu’une mort intelligente ça ressemble à quoi ? Pour commencer ce lexique cancer je vous propose de nous arrêter sur trois mots pour ne pas trop prendre de votre temps : fatigue, survivant et résistant.
Fatigue
Du fait même de la spécificité de mon cancer comment puis-je définir mon état ? Je suis en traitement et malade ça c’est factuel mais ça ne donne aucune indication sur le degré de mon incapacité à vivre ma vie d’avant. Je n’ai pas de mots pour expliquer la fatigue chronique que déclenche les moindre tâches de la vie quotidienne, mon intolérance aux bruits dont je suis préservée dans ma campagne paisible et dans ma maison vide lorsque mon époux est absent. Pas de radio en sourdine, pas de télé allumée. Le silence et j’aime ça. Chaque événement extérieur à ma routine est susceptible d’enrayer le fragile équilibre de mon relatif “bon état”. Rendre visite à mon père qui habite loin en soit, ça n’est rien. Avant j’y allais en voiture. 450 km, j’étais même capable de faire l’aller retour dans la journée quand les journées étaient longues et que je supportais encore les éblouissements des phares au retour dans la nuit. Depuis deux mois je ne peux même plus faire un aller simple. Alors j’y vais en avion, c’est sensé être moins fatigant mais en fait pas vraiment. Je commence par louper mon temps de sieste pour aller à l’aéroport, un simple trajet en avion, louer une voiture, conduire trente kilomètres, passer une heure avec mon père, aller à l’hôtel, ressortir pour une visite à un ami malade, dîner, rentrer, dormir.
Passer une journée avec mon père, s’occuper des affaires courantes, aller déjeuner au soleil pour qu’il prenne un peu l’air, le ramener pour qu’il se repose. Pour moi : ne pas faire de sieste, retourner à l’aéroport, rendre la voiture, attendre dans le bruit de la salle d’embarquement et puis retour en avion. Tout cela en trente-six heures. Arriver chez moi à vingt heures exténuée et me coucher illico. Tu vois rien d’exceptionnel, une journée et demi hors de chez moi deux nuits de sommeil normales et pourtant ce matin à onze heures prise d’une fatigue implacable je suis retournée me coucher. Je n’ai pas tenté d’esquiver, il n’y avait pas le choix, retour au lit.
Si je vais déjeuner avec une copine, ce que j’aime faire, c’est pareil. Le soir je suis une loque et le lendemain guère meilleure. Alors j’évite de cumuler dans la semaine les rendez-vous médicaux et les réunions de famille. Je déçois mes enfants et mes petits enfants en refusant les invitations, parce que ça ne se voit pas que je suis épuisée, laminée, fatiguée et qu’au bout de deux ans ils ne comprennent plus vraiment. Ils essaient mais je sens bien que ça ne passe pas.
Je suis toujours la fille qui a bonne mine, celle qu’on ne soupçonne pas d’être malade si on ne le sait pas. Hier encore, la dame de compagnie de mon vieux papa me disait “mais tu sais, ça ne se voit pas”. Très bien mon cancer est invisible, ce qui est un peu normal il est sur mon plexus et je ne me promène pas torse nu, les balafres de mastectomie à l’air. Du coup je les lui ai montrées. Mes cheveux tombent suffisamment à mon goût mais je ne suis pas chauve comme pendant la chimiothérapie. Je suis gonflée mais je n’ai pas le ventre tendu des malades atteintes d’ascite. Je serais donc une cancéreuse indécelable. Une malade qui cache son jeu.
Survivant
Poursuivons notre lexique cancer avec la survie et le survivant.
La définition d’un survivant selon le Larousse est : Qui survit à quelqu’un : L’héritage va au conjoint survivant. Qui est resté en vie après un événement ayant fait des victimes. Qui survit à une époque révolue en restant attaché à ses conceptions. Pour les cancéreux le terme survivant est donc usurpé puisque le malade ne survit à personne à l’issue d’un événement ayant fait des victimes. Il ne survit pas à un proche même si un cancer c’est très personnel et il ne survit pas plus à une époque: tu te souviens du temps du cancer généralisé, c’était mieux ! J’ai eu beau nommer mon cancer Carlo, je ne l’ai jamais considéré comme une personne. J’ai gardé un minimum de santé mentale. Quand la presse titre sur une célébrité qui est un survivant du cancer, au hasard Lance Armstrong et ses testicules, elle se mélange un peu les pédales. Pardon mais c’était trop tentant. J’ai eu un premier cancer il y a une vingtaine d’années, je ne suis pas morte j’ai été soignée et guérie. Je ne considère pas y avoir survécu, il n’était jamais question d’y laisser ma peau. Cioran a écrit dans Syllogismes de l’amertume : Nous sommes tous des farceurs, nous survivons à nos problèmes. Voilà qui me va, le cancer est un problème pas une personne et la vie est une farce.
J’aime beaucoup Cioran et ses recommandations sur le suicide toujours démenties par celles relatives à la poursuite de l’exploration du mystère de la vie et par la curiosité qu’elle suscite. Une raison de continuer à vivre pas à survivre.
Résistant
Considérons le mot résistant dans le lexique cancer. Le malade est résistant au traitement, il/elle, sa tumeur est résistante au 5FU ou au Taxotère. Cela ne signifie pas que le malade est fort, non cela signifie que le traitement ne fonctionne pas. Pour moi les mots résistant ou survivant sont relatifs au lexique de la deuxième guerre mondiale tout comme réfractaire que l’on retrouve dans le même contexte thérapeutique. On parle de tumeurs réfractaires aux traitements dans la littérature des essais de nouvelles molécules. Le malade est résistant la maladie est réfractaire et BAM tous au STO et on en parle plus. Tu vois le lexique cancer / français c’est de la rigolade. Enfin pas toujours.
à suivre…