C’est une lettre à un ami que je ne connais pas dans la vraie vie, une lettre à un écrivain qui prétend ne pas l’être. C’est une lettre pour que vous lisiez son livre
Crédit photo @Fabrice Morvan
Cher Guy
Il est presque cinq heures du matin et je viens de terminer Vous m’avez manqué, histoire d’une dépression française. J’ai dévoré, avalé les quatre cent pages de ton récit. Depuis le début de mon cancer cela ne m’était plus arrivé de lire autant, si vite.
Je commence cette lettre par te remercier pour le plaisir retrouvé de la lecture. Te remercier aussi d’avoir publié en 2013 dans l’épicerie un billet cancer, te remercier d’avoir relayé certains de mes billets sur la Shoah, sur le cancer, mais pas sur la cuisine ashkénaze. Point trop n’en faut. Te remercier d’avoir aidé à la publication prochaine de mon autopathographie. Te remercier parce que rien ne t’obligeait à le faire. Tu agissais juste avec bonté et générosité. Ce qui semble te caractériser, derrière le personnage numérique que tu as depuis abandonné.
Nous ne sommes pas amis mais nous nous connaissons un peu, de loin, par écrans interposés. De loin comme des cousins d’un âge similaire issus de germains et vivant aux antipodes mais assez proches par l’illusion des liens tissés sur la toile.
Issus de germains, j’aime ce terme pour définir un cousinage dilué. Dans notre cas, les Germains dont il est question ont un autre sens. Nous portions toi et moi les valises et les silences trop lourds de la génération née après la deuxième guerre mondiale. Je t’ai un peu devancé sur l’ouverture et l’inventaire avant la mise en consigne. Ce que ces valises renferment ne peut être débarrassé et détruit, juste remisé. J’ai la certitude que malgré nos efforts, nos histoires singulières issues pour partie de celles de nos parents et grands-parents sont marquées par la peur, la mort, la résistance, la survie et la discrimination. Nous avons reçu en héritage une cuirasse fragile, poreuse et friable mais aussi une illusion d’invincibilité. Illusion qui se dissipe aussi certainement que le mirage disparaît de l’horizon du désert pour le marcheur persévérant.
Pendant que tu travaillais à ta thèse, je terminais ma première analyse (quand on commence tôt il faut parfois remettre le couvert) et j’ai donc cheminé un peu plus légèrement ces trente dernières années. Un peu plus légère dedans, mais pas tellement. J’ai connu ce que tu as appelé une dépression française, plusieurs fois, pas sept fois comme Labro mais suffisamment pour dénouer les fils de la pelote bien compacte de ce qui me gardait clouée d’angoisse dans un coin d’une pièce, au paroxysme de la terreur, à un âge où les jeunes filles dansaient insouciantes vêtues de robes à fleurs et chaussées de sabots suédois.
Dans ton récit tu mêles, intime et public, désinhibé tu livres de grands morceaux de toi, de ton couple, j’en ai été parfois surprise. Tu te flagelles sur ton goût prononcé pour les hommes de pouvoir mais tu choisis de nommer la collection accumulée au fil des années. Comme un collier de perles ternies de ne pas avoir été portées à ton cou.
Ce qui m’a aussi touchée dans la similarité de nos expériences c’est notre aptitude commune à faire en sorte de perdre ce que nous avons désiré et créé. J’ai répété l’expérience de nombreuses fois, payant chaque fois le prix de mes erreurs. Payant au sens propre, comme si la dette était sans fin. Cette dette que nous avons contractée comme on attrape une maladie, par hasard, par inadvertance. Sauf que le hasard n’existe pas. Il reste la question des créanciers que nous choisissons, la répétition des erreurs, la répétition des abandons et des déceptions.
Dans ce livre tu parles de tes racines, de la famille et pourtant le mot ashkénaze n’apparaît qu’une fois, il faudrait peut-être en parler à ton analyste. Ou pas.
Je t’embrasse Guy, j’espère que de nombreux lecteurs et lectrices partageront le plaisir que j’ai eu à te lire. Cette lettre n’est pas une critique de livre, je suis incapable d’un tel exercice.
P.S je n’aime pas le 26 août c’est le jour où ma mère est morte, j’avais quinze ans.
Auteur : Guy Birenbaum
Date de publication : 1er avril 2015
416 pages
Prix : 19,90 €
Merci cousine …
Oh Ma.
Ta petite lettre est alléchante et plus de 400 pages…j’en aurai donc pour mon argent. Les livres trop petits quand on aime sont frustrants, j’essaie toujours de retenir, de lire plus lentement pour en profiter plus longuement. J’en profite pour parler du livre que je viens de lire d’un seul trait comme toi: the blue book d’Élise Fontenaille-N’Diaye ou la narration du génocide des Hereros et des Namas par l’armée allemande en Namibie, une sorte de sombre préfiguration d’autres massacres à venir… mb